Jean KEMPF et les Micro-ordinateurs

Ce site WEB relate l'histoire de la naissance du premier micro-ordinateur français.

Le site a été créé sur la base du CD-ROM de Jean Kempf, intitulé "LE PREMIER MICRO-ORDINATEUR - Guidage des missiles - Pilotage des sous marins", un CD documentaire et autobiographique.

CD-ROM Le premier micro-ordinateur

Le début de cette histoire

Jean Kempf est ingénieur, diplômé de Supélec (promo 1955), né le 24.10.1931 à Saint-Dié-des-Vosges. Ses études terminées, il fait son service militaire, dans l’Armée de l’Air. Après 6 mois de formation d’officier de réserve, il est affecté à la Base Aérienne 723, Ecole des Spécialistes des Transmissions, en tant qu’officier-enseignant. Son service a été prolongé jusqu’à 27 mois, en raison de la guerre d’Algérie.

Dès sa libération, Jean Kempf est embauché par le Commissariat à l’Energie Atomique, au Centre d’Etudes Nucléaires de Saclay. Après avoir été affecté à l’exploitation des réacteurs expérimentaux EL2 et EL3, une mutation interne l’amène à participer aux premières études du réacteur de propulsion du futur sous-marin nucléaire « Le Redoutable ».

Début 1960, Jean Kempf prend une décision qui l’engage personnellement dans une aventure. Celle de la création d’une activité nouvelle, alors totalement inconnue en France : la micro-informatique. En effet, à cette époque, il apprend que la SAGEM (société privée, aujourd'hui filiale de SAFRAN), cherche un ingénieur pour étudier et réaliser un ‘’calculateur électronique’’ (le mot "micro-ordinateur" n'existait pas encore), en collaboration avec LIBRASCOPE, une entreprise des USA, hautement spécialisée dans l'électronique aérospatiale. Après quelques entretiens et visites d’usine, la SAGEM lui adresse une proposition d’embauche, qu’il accepte sans hésiter.

Mais pour quoi faire ce ‘’calculateur électronique’’ ? Comme on va le voir, pour satisfaire une nécessité stratégique vitale pour notre Pays.

Les missiles et les micro-ordinateurs

Pour comprendre, il convient de replacer les faits relatés, dans le contexte historique de l’époque. Dans les décennies 1950-60, la ‘’guerre froide’’ entre les USA américains et l’URSS russe, faisait rage et risquait de tourner en une troisième guerre mondiale. La vie internationale n’était pas un long fleuve tranquille (missiles russes à Cuba, mur de Berlin), et organiser sa défense était un devoir citoyen.

Devant cette menace, les USA créèrent les missiles longue portée MINUTEMAN. Puis à son tour, la France décida en 1959 de se doter, elle aussi, d'une Force de Dissuasion Nucléaire, avec pour vecteurs des gros missiles transcontinentaux, d'une portée de plusieurs milliers de kilomètres.

La dissuasion repose sur la crédibilité du tir. Pour être crédible, la tête du missile doit pouvoir atteindre, sans risque d'interception (invulnérabilité), des objectifs très ciblés (précision), dans tout pays du globe (universalité). Ces trois conditions impératives nécessitent de disposer à bord, d'une importante capacité de calcul numérique, autonome, sans aucun lien avec le sol.

Ces calculs, nombreux, complexes, précis, à faire dans un tout petit volume, ont amené à miniaturiser à l'extrême les ordinateurs. C'est ainsi qu'est né le micro-ordinateur (micro = grec mikros = petit).

Pendant la décennie 1959 à 1969, les USA, ainsi que la France dans une moindre mesure, ont créé plusieurs micro-ordinateurs, principalement embarqués à bord des gros missiles.

La naissance de ces micro-ordinateurs, ainsi que leurs bons et loyaux services dans les têtes des gros missiles, sont restés méconnus du public, en raison de leur couverture par le Secret Défense.

L'apprentissage aux USA

Début Juin 1960, Jean Kempf commence son apprentissage chez LIBRASCOPE, dans la banlieue de Los Angeles, précurseur de la future et célèbre ‘’Silicon Valley’’ de San Francisco. En participant à la mise au point d'un nouveau prototype, il y apprend la conception et la réalisation des micro-ordinateurs.

Mission USA Ordinateur

Cette collaboration, bien que couverte par un accord entre les deux gouvernements, a souffert de la mésentente entre les deux présidents, de Gaulle et Eisenhower. Dans ces circonstances, redoutant de ne jamais recevoir les plans fondamentaux de la machine, Jean Kempf a pris l'initiative personnelle de les photocopier discrètement. A toutes fins utiles, il en a informé le Consulat de France à Los Angeles, avec lequel il est resté en relation pendant tout son séjour aux USA. Ce qu'il redoutait est arrivé : le gouvernement US décrétant l'embargo sur les plans et le prototype, ceux-ci ne nous ont jamais été livrés comme prévu dans le contrat. En se procurant ces copies de plans, Jean Kempf a épargné au projet français, une considérable perte de temps pour retracer les nombreux et tortueux circuits électroniques du micro-ordinateur.

Le guidage des missiles

Après trois séjours totalisant 6 mois à Los Angeles, il rentre définitivement en France, début 1961. Il s’emploie alors à mettre en place le laboratoire chargé de créer le ‘’calculateur électronique’’, micro-ordinateur commandé à la Sagem par le Ministère de la Défense.

La première application de ce micro-ordinateur le destinait à assurer l'autoguidage des futurs gros missiles transcontinentaux SSBS (Sol-Sol-Balistique-Stratégiques). Associé à une centrale inertielle de localisation spatiale, l'ordinateur était installé à bord, dans la tête du missile. Une fois l’engin tiré, entièrement autonome, dépourvu de toute liaison radio avec le sol, l’ordinateur calculait les ordres à donner au pilote automatique pour atteindre la cible. Après une courte, mais énergique phase de propulsion, la tête du missile, détachée du propulseur comme l'obus sorti du canon, poursuivait sa route selon les lois de la balistique. La précision exigée était particulièrement importante : l’erreur ne devait pas dépasser quelques centaines de mètres, après un parcours de plusieurs milliers de kilomètres.

Le micro-ordinateur SAGEM C641

C’est en 1958, que les ingénieurs de la société LIBRASCOPE, de Los Angeles, ont jeté sur le papier les premières bases conceptuelles de cette machine. Le micro-ordinateur SAGEM C641 est une curiosité technologique. En effet, à l'époque de sa conception, les "puces micro-processeurs" n'existaient pas encore. Pour autant, le SAGEM C641 n'était pas dépourvu de cerveau. Son processeur central était réalisé avec des composants "discrets", c'est à dire élémentaires, individuellement séparés. Les transistors, diodes et résistances étaient soudés à la main, un par un, à l'étain, sur des circuits photogravés sur des plaques cuivrées. Les composants étaient assemblés en sandwich, entre deux plaques de circuits, séparées par des entretoises, une structure en ‘’nid d’abeilles’’. Cette disposition était particulièrement favorable au refroidissement, ainsi qu'à la résistance aux vibrations.

Carte éléctronique en nid d'abelle
Circuit imprimé à deux faces
Micro ordinateur face éclaté

Il a fallu beaucoup d'imagination aux concepteurs pour faire tenir cette machine dans un volume équivalent à celui d'un cube de 35 cm de côté, sans utilisation de circuits intégrés, inexistants. Impératif, le faible encombrement était la première caractéristique à satisfaire pour que cette machine soit un micro-ordinateur (micro = mikros = petit), susceptible de tenir dans le volume d’une tête de missile. Quant à la programmation, il n’existait alors aucun langage informatique exploitable sur cette machine. Jean Kempf a dû la programmer lui-même, au niveau le plus élémentaire, pratiquement octet par octet.

Le prototype des USA a fonctionné fin 1960. Notre prototype, SAGEM C641, a été officiellement présenté en Mars 1963, devenant ainsi le premier micro-ordinateur réalisé en France. Ce n’est que 10 années plus tard, qu'est apparu le premier micro-ordinateur équipé d'un microprocesseur à circuits intégrés. Il s’agit en l’occurrence, du MICRAL N de la Société française R2E, mis en service en 1973, avec un microprocesseur INTEL 8008. Sans être le premier micro-ordinateur français, puisqu’on vient de constater que le premier est le SAGEM C641, il faut reconnaître au Micral le mérite d’avoir inauguré une évolution technologique majeure qui se poursuit encore aujourd'hui.

Présentation du prototype du premier micro ordinateur

Les tirs de missiles

Le micro-ordinateur Sagem C641 a fait ses preuves in situ, en Mai 1965, puis en Mars 1966, au Centre Interarmées d'Essais d'Engins Spéciaux d’Hammaguir (en Algérie, à 120 km au Sud-Ouest de Colomb-Béchard). Monté à bord, il a autoguidé les missiles expérimentaux TOPAZE "VE111LG" et SAPHIR "VE231G". Ces derniers préfiguraient, d'abord les futurs missiles SSBS porteurs de bombes nucléaires, puis les lanceurs de satellites DIAMANT et, plus tard, ARIANE. En Mars 1966, deux VE231G ont été tirés sur une cible placée à 1500 km, avec un complet succès. Responsable des ordinateurs de bord C641 pour ces deux tirs, Jean Kempf a récupéré une carte d’électronique sur les restes du premier.

Les fusées du programme des Pierres Précieuses embarquant le premier micro-ordinateur C641

Longtemps après, considérant cette carte comme une relique technologique ne lui appartenant pas, il en a fait don au Musée de l’Air et de l’Espace, à Paris-Le Bourget.

Après les tirs réussis de 1966, fabriqué en série dans les usines de la Sagem, le micro-ordinateur C641 a équipé les nombreux missiles stratégiques SSBS, composante initiale de notre Force Nucléaire de Dissuasion. Ces missiles SSBS de très longue portée, ont été installés à APT, sur le site du plateau d’Albion, où ils ont été opérationnels d’Août 1971 à Septembre 1996. Ils ont ensuite été relayés par les MSBS (Mer Sol Balistiques Stratégiques), portés par les SNLE (Sous-marin Nucléaire Lanceur d’Engins), type LE REDOUTABLE et suivants.

Carte du premier micro-ordinateur C641 récupérée sur le 1er tir

Le pilotage des sous-marins

Fin 1967, la Marine Nationale a décidé d'équiper à terme, ses sous-marins nucléaires, d'un pilote automatique utilisant un micro-ordinateur. Aussi suggéra-t-elle à la Direction Générale de la Sagem, la mutation de Jean Kempf, du Département Aérospatial, au Département Marine.


La Direction accepta cette mutation car, la production en série de l'ordinateur C641 destiné aux missiles SSBS, débutant sans problème, son rôle dans ce domaine était terminé.





C'est ainsi que, à partir de cette date, lui fut confiée la responsabilité des études et de la fabrication des systèmes de pilotage des sous-marins, à propulsion nucléaire ou diesel traditionnel. A ce titre, il participa à la première plongée d’essais des nouveaux types de sous-marins, dont celle du REDOUTABLE, premier sous-marin nucléaire français, en Juillet 1969. Cette première campagne d'essais s'est déroulée sans difficulté, durant une plongée d'une semaine sans faire surface, dans les fosses de l'Atlantique.

Illustration d'un tir de missile depuis un sous marin
Texte Sous-marin nucléaire, le redoutable

Les autres activités

Au cours de la dernière décennie de sa longue carrière de 30 années à la SAGEM, Jean Kempf a été nommé Sous-Directeur du Département ‘’Marine’’. Il n’en a pas moins poursuivi sa tâche technique d'équipementier pour différents matériels, dont évidemment le pilotage des sous-marins, mais aussi les centrifugeuses d’enrichissement de l’uranium, les optiques d’aide à l’appontage sur les porte-avions, les tables traçantes de navigation marine, etc.

La fin de cette histoire.

Chacun des acteurs a pris sa petite place de retraité:
- La carte d'électronique du "micro" SAGEM C641, récupérée sur le missile tiré au Sahara, est exposée au Musée de l'Air et de l'Espace, de Paris-Le Bourget.
- Le CD-ROM "Le premier Micro-ordinateur" est archivé au Service Historique des Armées.
- Jean Kempf, nommé Chevalier dans l'Ordre National du Mérite au titre de la Défense Nationale, ainsi qu'Officier Honoraire de l'Armée de l'Air, a pris sa retraite à Saint-Dié, sa ville natale. Les réacteurs nucléaires, les missiles, les sous-marins, ne sont plus ses fréquentations quotidiennes. Mais, comme tout un chacun aujourd'hui, il a sur son bureau un micro-ordinateur moderne qui lui rappelle ses passionnants premiers pas en micro-informatique, ainsi que les pas de géant accomplis depuis cette époque bien lointaine.

Photo portrait de Jean Kempf

Ouvrages de Jean Kempf

- CD-ROM: "Le premier micro-ordinateur, guidage des Missiles, Pilotage des Sous-marins.
Ce CD est un documentaire autobiographique illustré, d'où sont extraits les thèmes ci-dessus.
Il peut aussi être consulté (Référence : DE2018PA32) au Service Historique des Armées, Château de Vincennes, 94306 Vincennes Cedex.

- CD-ROM: "Saint-Dié-des-Vosges".
Ce CD présente, en particulier, des photos de la destruction de Saint-Dié par les nazis en 1944.

- Fascicule d'initiation au nucléaire.
Sous toutes ses formes : les atomes, la fission, la fusion, les applications médicales, les réacteurs, les centrales, les propulseurs, les bombes, etc.

Lettre de diffusion d'approbation du cd de Mr KEMPF au service historique

Chronologie des micro-ordinateurs

Très antérieurement à l'apparition des micro-processeurs à circuits intégrés, Autonetics et Librascope aux USA, ainsi que Sagem en France, ont créé des micro-ordinateurs. Principalement embarqués dans des têtes de missiles stratégiques, ces ordinateurs étaient donc nécessairement de petite taille, d'authentiques "micro-ordinateurs".

1959 - USA - Autonetics D-17B : guidage du missile SSBS intercontinental Minuteman I

1959 - USA - Librascope ASN 24 : navigation et gestion de bord des avions militaires

1960 - USA - Librascope L407 : guidage de missiles (ancêtre du Sagem C641)

1963 - FRANCE – Sagem C641 : guidage du missile SSBS transcontinental français

1964 - USA – Librascope L600 : guidage de missiles

Toutes ces machines ont été réalisées par assemblage de composants élémentaires, séparément. En effet, ce n'est qu'en 1965 que sont apparus les premiers circuits intégrés logiques, aux fonctionnalités très basiques (TTL séries Texas 54 et 74). Ensuite, ce n'est qu'en 1972, qu' INTEL commercialisa le micro-processeur 8008, traitant 8 bits. Plus tard, en 1974, c'est avec le 8080 qu' INTEL participera au développement exponentiel de la micro-informatique.

En 1973, la Société française R2E assembla quelques circuits intégrés autour d'un micro-processeur INTEL 8008. Elle créa ainsi un micro-ordinateur, le MICRAL N, le premier commercialisé, équipé d'un micro-processeur à circuits intégrés. Il avait été commandé par l'INRA pour piloter un système expérimental de mesure et de calcul de l'évapotranspiration des sols. Contrôlant un processus physique, comme tous les micro-ordinateurs de cette époque, il n'était donc pas encore un "PC". Il n'avait, ni clavier, ni écran, ni imprimante, ni manette de jeux.

Dès sa création, le MICRAL N a été qualifié de << premier micro-ordinateur du Monde >>. Cette assertion a été répétée comme un mantra, par bon nombre d'auteurs de vulgarisation technique. C'est évidemment une erreur, puisqu'une demi-douzaine de machines à composants non-intégrés, l'ont précédé, on vient de le voir. Cette auto-proclamation s'appuie sur un abus de langage : le préfixe "micro" ne serait attribué qu'aux machines contenant un microprocesseur. On oublie ainsi que les processeurs à composants non-intégrés qui ont précédé le MICRAL N, remplissent rigoureusement la même fonction, en utilisant la même structure logique. On oublie aussi que le préfixe grec "micro" désigne la petite taille de l'objet et non son contenu. Ainsi, les microscopes, microfilms, microfiches, microclimats, etc., sont des "micro-quelque-chose" sans contenir de microprocesseur.

Objectivement, on retiendra trois dates-étapes :

1959 - le tout premier : Autonetics D-17B, (USA, militaire, composants non-intégrés)

1963 - le premier français : Sagem C641 (militaire, composants non-intégrés)

1973 - le premier à micro-processeur : Micral N (France, civil, circuits intégrés)

Bien que déclassifiés du Secret Défense, les deux premiers cités n'ont jamais reçu d'application civile. Nécessitant beaucoup de main-d'oeuvre pour assembler les composants, leur coût de production élevé n'était pas compatible avec les applications civiles. Seule la fabrication mécanisée en grandes séries des circuits intégrés, a fait suffisamment baisser les prix pour rendre les micro-ordinateurs accessibles aux applications industrielles, bureautiques et personnelles. La suite, tout le monde la connaît, la vit même : une fois la voie ouverte par ces pionniers, les micro-ordinateurs se sont répandus partout !

Promo du Cd avec édition du sommaire inclus.